IBUSE Masuji , Pluie noire, Gallimard. Parce que leur nièce à la réputation d'avoir été contaminée par la bombe d'Hiroshima et ne trouve pas à se marier, un couple décide d'écrire un condensé des journaux qu'ils tenaient à l'époque.
Tora-Tora-Tora, film sur Pearl Harbor
Avant de décrire le régime alimentaire à Hiroshima avant
le bombardement atomique, j'esquisserai un état général
de la ville et de la population.
Le riz, le poisson et les légumes étaient rationnés. Les
annonces de distributions et autres avis étaient placardés dans
les quartiers ou communiqués par circulaires dans les associations de
voisins, de sorte que tout le monde était informé. Les circulaires
municipales en particulier jouaient le rôle d'artères et de vaisseaux
capillaires pour toutes les ordonnances et annonces diverses. Les autorités
elles-mêmes y avaient recours. Pour que le système fonctionnât
à la perfection, on avait même répandu, par des films et
des disques, une ritournelle vantant cette fonction - entre autres - des associations
de voisins, et dont le premier couplet disait :
Ton, ton, tonkarari,
Voisins et voisines,
Ouvrons nos shoji (l)
Sur les visages amis :
C'est la circulaire,
Passons-la au voisin!
Qu'aussitôt compris,
L'avis soit transmis!
Les jours de distribution, les queues se formaient, bien avant l'heure fixée,
devant les centres distributeurs, ce qui n'était pas étonnant
avec l'extrême disette où nous étions. Malgré le
manque de marchandises, les boutiques ouvraient en général, sans
rien vendre; mais parfois, par hasard, une queue se formait devant un magasin
: "Qu'est-ce qu'ils vendent donc? - Je n'en sais rien non plus, mais ils
vendent quelque chose", disait dans la queue la personne de devant à
celle derrière. On manquait de tout, et on cherchait à se procurer
n'importe quoi : même un bout de papier n'était pas à dédaigner
il y avait l'inflation. Quand nous partions, au hasard, à la campagne,
pour acheter des légumes, les paysans hésitaient à en vendre
moyennant argent, préférant les échanger contre des vêtements.
Bien entendu, les intermédiaires et les détaillants, trouvant
le moyen d'échapper au contrôle, intriguaient. On les appelait
" marchands noirs ", d'après l'expression commerciale "marché
noir", mais après les restrictions, le mot a acquis son indépendance
d'expression courante. Mot né d'une guerre maudite, et condamné
a tout jamais à être associé a l'idée de privation.
Pour parler d'abord des denrées de base, je me souviens que, au début
de la guerre, la ration de riz était de 3,1 go (2) par jour, et bientôt,
à la place du riz et du blé, c'est du soja que l'on attribua,
en assez grande quantité ; ce dernier devint à son tour du riz
d'importation avec du tourteau de soja maigre, et finalement ce tourteau tout
seul, à raison d'un demi-litre a peu près.
Le riz distribué, dès le début de la guerre, n'étant
que décortiqué, était difficile à avaler si on ne
l'avait pas perlé soi même dans une bouteille, avec un bâtonnet.
Non sans me plaindre, je le perlais, le soir, à la veillée. De
plus, cela diminuait les rations : même à l'époque où
nous avions 3,1 go, une fois le riz perlé, cela ne faisait plus que 2,5
go. Ce doit être vers cette époque que Mme Miyaji, de notre association
de voisins, fut convoquée par les autorités, et pour avoir dit,
dans le train de Kabe - en allant acheter des vivres chez les paysans - à
quelqu'un qui était à côté d'elle : " Comme
la ration de riz vient d'être réduite à trois go, on a changé
un mot dans le livre de classe de mon enfant." On y avait lu en effet tout
d'abord "4 go ", mais par suite du rationnement, on avait mis "
3 go" par jour. Mine Miyaji m'a dit ensuite qu'il s'agissait d'un des poèmes
les plus typiques de Kenji Miyazawa où ce poète qui comprenait
si bien la vie de privations des paysans, avait mis toute son âme : le
poème brillait d'une beauté mystique. " Changer 4 go en 3
go, c'est prostituer la science aux dirigeants, disait-elle. Qu'arrivera-t-il
le jour où les enfants viendront a savoir la vérité? Ils
ne croiront peut-être plus alors à l'histoire du Japon qu'on leur
enseignera à l'école. Ce serait bien différent si le poète
- revenu à la vie - avait lui-même fait la correction! " Quoi
qu'il en soit, il s'agissait d'un livre scolaire agrée par le ministère
de l'Education nationale, et compilé selon les directives officielles.
Les autorités ont dit à Mme Miyaji : " Garde-toi bien de
faire courir de faux bruits. Nous savons bien que tu es allée acheter
des vivres clandestinement : ce n'est donc pas à toi de te mêler
d'une affaire de livres scolaires. Par ces temps de guerre, le colportage de
faux bruits est un crime, et pas seulement contre les lois civiles et pénales..."
laissant entendre par là qu'elle avait contrevenu à la loi de
réquisition générale. Oui, dès cette époque,
on surveillait soigneusement ses propos devant les autres.
Comme mon mari et Yasuko déjeunaient, en payant, mais sans tickets, à
la cantine, nous pouvions économiser deux rations par jour. Et comme
je déjeunais de pommes de terre, cela nous faisait trois rations supplémentaires.
Nous pouvions également nous procurer des nouilles fraîches au
marché noir. En tout, nous parvenions à avoir une ration de 3,3
go à peu près de riz et de blé.
Qu'on y ajoute 30 a 40 grammes de mauvais biscuits de soldats par famille, et,
trois ou quatre fois par mois, une distribution de nouilles fraîches -
environ une poignée par personne - et encore, ce jour-là, la ration
de céréales était diminuée.
Nous avons eu aussi les distributions de riz mélangé au soja.
Mais comme ce mélange, cuit, sentait mauvais, et l'était, nous
le triions, mettant a part les sojas à tremper une nuit, et les pilant
au mortier le lendemain matin pour filtrer la pâte avec une étamine,
et mettre enfin le liquide ainsi obtenu dans la soupe de miso ou le shoyu, ou
encore simplement le boire après l'avoir légèrement sucré.
Quant au tourteau obtenu, nous le mangions quelquefois, cuit avec du shoyu.
Le pain, ersatz du riz, et qu'on mangeait tartiné de miso avant ou après
l'avoir fait griller, était une précieuse nourriture d'appoint.
Son goût nous rappelait avec nostalgie la saveur du beurre et du corned-beef,
mais nous regardions finalement le miso comme un assaisonnement oriental traditionnel
aussi inappréciable que le sel et le shoyu.
Pour ma part, c'est pendant la guerre que je m'en suis aperçue. Les distributions
de denrées auxiliaires avaient lieu comme suit - ce que je rapporte ici
était la ration quotidienne de toute notre association de voisins, composée
de onze familles, soit trente-deux personnes, et comme il y avait souvent des
choses difficiles a partager, deux ou trois familles se les partageaient à
tour de rôle :
Un fromage de soja (4)
Un petit poisson (sardine ou chinchard.)
Deux choux chinois.
Cinq ou six légumes (carotte, rave, poireau, gobo, épinards, courge
ou concombre).
Quatre ou cinq petites aubergines.
Une moitié de potiron japonais nain.
Avec la recrudescence d'alertes, le régime empirait de jour en jour.
J'assumais la corvée quotidienne de cueillette d'ansérine, de
cerfeuil japonais sauvage et autres herbes dans les terrains laissés
vagues par l'évacuation de leurs maisons pour parer aux incendies. J'allais
aussi ramasser des clovisses sous le pont Miyuki. A marée basse, avec
de vieux pinceaux et un déplantoir, je pêchais aussi des squilles.
Au début, je prenais presque un litre de clovisses et dix a vingt squilles,
mais les unes et les autres allant diminuant, je ne trouvais plus, vers la fin
de la guerre, qu'une dizaine de clovisses et pas une squille. Dans un terrain
vague, nous cultivions quelques légumes, et dans le jardin, nous avions
planté des citrouilles, comme le voulait le slogan national " quoi
qu'il arrive, plantons des citrouilles". Quand leurs tiges avaient poussé,
nous les coupions pour les manger pelées, cuites et assaisonnées.
L'été, elles étendaient leurs tiges dans tout le jardin
: nous ne savions plus où mettre les pieds. Mais leurs fruits étaient
moins nombreux que nous n'avions pensé : une dizaine a peine. Enfin,
les daikon secs, les osmondes et les pousses de fougères sèches
que je faisais venir de ma campagne natale allongeaient un peu nos menus. Le
8 décembre 1941, jour même de la déclaration de guerre,
j'avais acheté une telle quantité d'allumettes et de sel, que
nous n'en avons jamais manqué. C'est que, dans mon enfance, j'avais entendu
ma grand-mère parler de ses expériences de la guerre russo-japonaise.
Ce sel nous a rendu de grands services : nous en faisions un ersatz de shoyu
avec de l'extrait de viande obtenu de bouillon maigre de l'intendance et des
fabriques de conserves. Le goût des plats et des soupes assaisonnés
avec ce succédané était si bon que je ne l'ai pas encore
oublié; il avait pourtant un défaut : si nous en mangions pendant
dix jours, nous en étions dégoûtés, et devions faire
une pause.
Chaque matin je faisais cuire le riz et, le déjeuner terminé,
faisais des boules avec le reste, pour la journée y compris le dîner;
je suspendais le tout au courant d'air, enveloppé dans un épais
carré de coton, pour pouvoir l'emporter a l'abri en cas d'alerte. Dans
le même paquet, je mettais du riz grille venu de chez mes parents, comme
en-cas, ainsi que des papiers où étaient inscrits les noms de
nos ancêtres.
Pour le poisson, je faisais bouillir ou griller celui de la distribution, mais
si j'en achetais au marché noir, je le faisais ton jours bouillir ou
le mettais dans la soupe, de crainte que l'odeur ne parvînt aux voisins.
Quant aux sucreries, Yasuko en achetait clandestinement a une de ses compagnes
: des bonbons qu'un paysan des fins fonds de Furuichi confectionnait avec un
amidon extrait de racine de mandragore. L'amie de Yasuko, qui les achetait a
ce paysan, en passait a notre nièce. Je m'en suis servie comme sucre
deux ou trois fois, et nous avons suçoté le reste quand nous avions
très faim. C'était horrible.
Le saké (5) : dans notre Association de voisins, ceux qui n'en buvaient
pas avant la guerre ont tous commencé à en boire avec les restrictions
: étrange phénomène!
Pour le tabac, en plus de sa ration, mon mari pouvait se procurer des feuilles
par un collègue qui les avait - entre autres choses - au marché
noir. Nous les suspendions quelque temps sous le plancher (6) pour les humidifier,
puis les coupions menu avec des cisailles. On les fumait roulées dans
les pages de fin papier - qu'on appelait, dit-on, papier indien - d'un dictionnaire
d'anglais. On a fumé chez nous, pendant et jusqu'après la guerre,
un dictionnaire de poche entier.
Dans toutes les familles de notre association de voisins, pendant la seconde
moitié de la guerre, on a suppléé aux restrictions avec
les herbes des champs. Dans les maisons où il y avait de petits enfants,
on cueillait les pousses de certaines ronces et les leur servait, décortiquées,
au goûter. On leur servait aussi des pousses de grande renouée,
herbe sauvage qu'on trouvait dans la banlieue, sur les bords de la rivière
Ota. Certains employés demandaient a leurs collègues banlieusards
de leur en cueillir. La plupart du temps, le goûter des enfants consistait
en sojas grillés; lorsqu'ils s'en dégoûtaient, on leur donnait
les herbes. Les collègues banlieusards fournissaient aussi de l'oseille
: salée et pressée une nuit, elle remplaçait aux repas
les légumes salés. La racine de l'Imperata arundinacea, le Mouron
des oiseaux, l'ansérine, la " sodena", la " tangarase"
(ce ne sont peut-être pas leurs noms scientifiques) entraient aussi dans
nos menus, bouillis et assaisonnés de shoyu, ou grillés à
la poêle. Les fanes de carotte et de gobo étaient des légumes
estimés. Aux enfants sous-alimentés ou qui mouillaient leur lit,
on donnait des vers de figuier et de clérodendron grillés avec
du shoyu. Les vers de clérodendron sont les larves du grand capricorne.
Dans mon enfance, il y avait des bûcherons qui venaient, l'été,
vendre ces vers, dont on m'avait donné pour mes ascarides. Je me souviens
que cela avait bon goût, et bonne, odeur.
Une de nos voisines souffrant de migraines dues aux troubles de la ménopause
prenait comme remède une ou deux fourmis-lions avec du sake froid : c'était
miraculeusement efficace, me disait-elle.
Malgré mon intention d'écrire les menus de nos repas de guerre
pendant toute une semaine, par exemple, ma cuisine quotidienne m'est revenue
a la mémoire avec plus de désordre que d'exactitude. Peut-être
les cuisiniers des grands hôtels de Tokyo, même ceux de l'hôtel
Impérial, ne peuvent-ils pas non plus se rappeler le menu exact du dernier
jour de la guerre, où on dit que les délégués des
pays membres du Cercle de Coprospérité est-asiatique et les représentants
d'organisations affiliées aux Affaires étrangères logeaient
à Tokyo, a l'hôtel Impérial justement, et Dieu sait quelle
cuisine s'y faisait! En tout cas, chez nous à Hiroshima, le riz au soja
et les conserves de soja cuit au shoyu sans sucre constituaient les 60 ou 70
% de nos menus.
Nous manquions totalement de protéines animales. Les fleurs de cerisier
salées remplaçaient le thé. Le charbon de bois et les boulets
étaient difficiles à trouver : en hiver, pour nous protéger
du froid, nous chauffions dans l'âtre, en faisant la cuisine, des pierres
plates ou des tuiles que nous portions sur le dos enveloppées de vieux
journaux et d'une étoffe. Nous les mettions entre cuisses et mollets
pour nous asseoir à la japonaise, et sous les pieds pour nous asseoir
sur le canapé. Quand la chaleur diminuait, nous enlevions les journaux
l'un après l'autre, jusqu'à ce que la pierre elle-même fut
complètement froide, et nous recommencions. Comme savon, on nous donnait
un succédané fait de son de riz et de soude caustique, ou bien
nous achetions du savon liquide au marché noir.
Nous éteignions les tisons de l'âtre, et lorsque cette braise avait
atteint une certaine quantité, nous la broyions en une poudre dont nous
faisions des boules après y avoir ajouté un peu de colle et d'argile.
Nous utilisions ces boulets une fois secs. Quant aux dentifrices, depuis leur
disparition, nous nous servions de sel a leur place.
Tel est l'abrégé de notre régime alimentaire de guerre
à Hiroshima. Le nôtre semble avoir été un peu inférieur
a celui de la moyenne, étant d'une famille de petit employé. Depuis
longtemps, notre ville était réputée pour ses produits
de mer et de terre, et, si vaste qu'elle fût, il n'y avait pas, avant
la guerre, de bas-quartiers. Mais c'est là, a Hiroshima, que j'ai compris
qu'en cas de guerre persistante, plus une ville est grande, plus elle est difficile
a nourrir. Qu'une guerre exterminait tout, les hommes comme les femmes, les
jeunes comme les vieux.
1. Les shoji sont des treillis de bois léger, coulissants, supportant
un joli papier blanc translucide, qui servaient autrefois de fenêtres,
et font aujourd'hui office de rideaux ou de simple élément décoratif.
|
2. Un go = 18 centilitres.
3. Kenji Miyazawa (1896-1933), poète et auteur de contes pour enfants,
étudia l'agriculture et dirigea les paysans de son pays
4. Chaque morceau de tofu (fromage de soja) mesure à peu près
dix centimètres de long sur sept de large et quatre de haut.
5. Le sake, ou vin de riz, pèse à peu près dix-huit degrés.
6. Les maisons japonaises n'ont jamais de cave, mais sont bâties sur pilotis
; leur rez-de-chaussée est a cinquante centimètres environ du
niveau du sol. Dans la cuisine, on ménage généralement
une ouverture "sous le plancher", qui fait fonction de cave minuscule.